Pendant longtemps, notre manière de penser le deuil a été façonnée par le schéma séduisant des « cinq étapes ». Une sorte de grille universelle où chacun, quelle que soit son histoire, était censé passer successivement par le déni, la colère, le marchandage, la dépression et, enfin, l’acceptation.
Cette vision a eu son intérêt : elle a offert un langage commun, une tentative de mettre de l’ordre dans le chaos. Mais aujourd’hui, la recherche comme l’expérience clinique montrent que ce modèle a fait son temps. Non seulement il ne correspond pas à la réalité, mais il est devenu — malgré lui — une source de culpabilité pour ceux qui ne s’y reconnaissent pas.

Il est temps de dire adieu à ces étapes figées, et d’ouvrir un autre regard sur ce que vivent véritablement les endeuillés : un processus, vivant, mouvant, profondément humain.

Adieu les étapes du deuil

Comment le modèle de Kübler-Ross s’est imposé partout ?

Le modèle popularisé par Elisabeth Kübler-Ross des 5 étapes du deuil a marqué la culture occidentale. On le retrouve partout : dans les médias, dans les entreprises, dans les formations en management… et parfois même dans les conversations du quotidien.
On l’utilise pour les séparations amoureuses, les licenciements, les maladies, les ruptures de contrat, et même — plus absurde encore — pour la perte d’un téléphone ou d’un objet précieux.

Pourtant, ce modèle n’était jamais destiné à décrire ce que vivent les familles endeuillées. À l’origine, il reposait sur des entretiens menés auprès de personnes apprenant qu’elles étaient en fin de vie — une démarche précieuse, mais qui n’avait rien d’une étude scientifique structurée. Kübler-Ross elle-même n’a jamais affirmé que ses « étapes » s’appliquaient aux proches du défunt.

Que disent le terrain et la recherche ?

Les décennies suivantes ont montré les limites de cette vision linéaire. Des recherches menées sur des veufs et des veuves ont révélé que seulement 11% d’entre eux suivaient une trajectoire ressemblant au schéma « classique ». Autrement dit : près de neuf personnes sur dix vivaient autre chose.

Ce constat est essentiel. Le modèle des étapes, devenu une sorte de norme implicite, enfermante et prescriptive, fait croire qu’il existerait une manière « correcte » de traverser un deuil. Ceux qui ne ressentent pas de colère, s’inquiètent. Ceux qui vont un peu mieux, culpabilisent. Ceux qui ne « progressent » pas de façon linéaire se sentent anormaux.

En réalité, les études récentes soulignent que le deuil est une oscillation, un mouvement de va-et-vient entre des moments de confrontation à la perte et d’autres où la vie reprend le dessus. C’est une alternance constante entre deux pôles :

  • faire face à la perte, avec toutes les émotions, les chocs, les effondrements et les réactivations que cela implique ;
  • s’ajuster à la vie, en mettant en place des solutions concrètes, des soutiens, des aménagements psychiques et sociaux.

Cette oscillation n’est pas un signe de faiblesse : c’est la façon naturelle dont l’être humain s’adapte à un bouleversement radical.

Bonjour le processus de deuil

Abandonner le modèle des étapes, ce n’est pas renoncer à comprendre le deuil. C’est au contraire ouvrir la porte à une vision plus juste, plus fidèle à l’expérience humaine : le processus de deuil.

Un processus en quatre mouvements

Aux 5 étapes, je préfère largement les “4 mouvements”, inspirés à la fois des “4 temps” de Christophe Fauré et des “4 tâches” de William Worden. Ces mouvements ont été observés, décrits et étudiés, et font aujourd’hui consensus chez de nombreux chercheurs comme chez les cliniciens : 4 dynamiques non successives mais intimement interconnectées :

  1. Accepter la réalité de la perte
  2. Ressentir la douleur et lui faire place, sans y rester enfermé
  3. S’ajuster à une vie où le défunt n’est plus physiquement présent
  4. Transformer le lien plutôt que le rompre

Ces « tâches » ne sont pas des obligations : ce sont des manières de décrire ce qui se produit naturellement lorsqu’un deuil évolue.

Le processus de deuil est donc un mouvement interne, un réaménagement profond. C’est pour cela qu’on parle de « travail du deuil ». Le mot «  travail » effraie parfois — on y voit une obligation, une épreuve laborieuse. Pourtant, son sens originel éclaire ce qu’il exprime vraiment.

  • Dans son étymologie latine, trans-valere renvoie à un passage, à une transformation, à un changement d’état. C’est ce que fait la personne endeuillée, consciemment ou non.
  • De même, processus, dérivé de procedere, signifie « aller de l’avant », « suivre une évolution ». C’est la transformation progressive du lien au défunt.

Un processus qui suit le rythme des années

Le deuil suit également souvent le rythme des années :

  • La première année, chaque anniversaire, fête, lieu ou date symbolique réactive la mémoire avec une force presque automatique.
  • La deuxième année, ces réactivations reviennent encore, mais leur intensité tend à diminuer ; la douleur se manifeste différemment, moins en choc qu’en vague.
  • La troisième année, elles continuent de se réorganiser : elles deviennent plus prévisibles, plus nuancées, et s’intègrent davantage au fil de la vie.

Un processus émotionnel

Contrairement à l’idée d’un parcours en cinq étapes, les émotions du deuil ne suivent aucun ordre. Elles surgissent, se superposent, disparaissent, reviennent.

On peut traverser :

  • un chagrin abyssal,
  • de la colère ou de la rage,
  • une peur soudaine,
  • une honte silencieuse,
  • une culpabilité dévastatrice,
  • de l’impuissance,
  • des pensées répétitives autour de la mort,
  • ou au contraire une anesthésie émotionnelle complète.

Aucune de ces réactions n’indique un « mauvais deuil ». Certaines, en revanche, signalent un choc traumatique : paralysie, confusion, dissociation, incapacité à organiser sa pensée. Dans ce cas, un soutien spécialisé est crucial.

Conclusion : un changement de regard nécessaire

Ne plus se fier aux « étapes du deuil », c’est refuser une vision réductrice qui enferme et culpabilise. Dans ma pratique, je plaide pour que les professionnels abandonnent ce prisme, pourtant largement diffusé et massivement recherché en ligne. Le deuil mérite mieux qu’un schéma simplifié : il doit être traversé au cas par cas, en écoutant ce qui se vit en soi, ce qui se déploie, ce qui demande du temps.

Chaque personne réorganise son monde intérieur à sa manière — et c’est cela qui doit guider l’accompagnement.
Et n’oublions pas : parler de processus, c’est reconnaître qu’il existe un commencement… et une fin.